L'homme qui aimait les femmes - Vogue n° 836 (Avril 2003)
"Séducteur
sépia plutôt que caïd polaroïd, Benjamin Biolay encore
auréolé de la bonne étoile de son album Rose Kennedy,
dévoile son second opus Négatif. Révélé
par Henri Salvador, l'auteur-compositeur-interprète-producteur-multi-instrumentaliste
développe comme personne les liaisons musicales au féminin. Gros
plan sur un homme moderne. Et positif.
A l'extérieur, ciel gris plombé pour froid polaire. A l'abri du
monde, dans le bar douillet d'un grand hôtel parisien, Benjamin Biolay,
30 ans, sirote une orange pressée, le paquet de cigarettes à portée
de main. Le cosignataire du "Jardin d'hiver" d'Henri Salvador s'excuse
de parler à la limite de chuchotement, qui accentue la délicatesse
de son timbre naturel. Angine de saison. Le teint pâle, les cernes élégants,
cet inconditionnel de "la classe" Dior made in Hedi Slimane se recroqueville
dans un gilet marine passe partout, entre deux frissons. Sur son nouvel album
résolument mélancolique, moins lyrique que Rose Kennedy,
il a travaillé seul, d'où la rupture artistique avec son alter
ego Keren Ann sur laquelle il ne s'étend pas. De même, il glisse
un laconique "c'est ma femme Chiara" (Mastroianni) sur la voix fragile
qui déambule sur deux morceaux. Pourtant, pas question de jouer le mâle
égoïste : après Bambou, Isabelle Boulay, sa sur Coralie
Clément et Keren Ann, il poursuit ses liaisons musicales avec Juliette
Greco, et Valérie Lagrange dont le disque sort aussi en avril. Sur la
planète de plus en plus peuplée de la nouvelle chanson française,
il se range plutôt bizarrement aux côtés de l'exubérant
M (Mathieu Chédid) oeuvrant pour Vanessa Paradis et Brigitte Fontaine
que des baladins Thomas Fersen ou Vincent Delerm. Issu d'un milieu populaire,
avec un père agent de maîtrise, le songwriter recherché
retrouve regrettable ce "nouveau ghetto pour bourgeois blancs", et
se souvient de l'achat de Ombre et Lumière d'IAM, "un des
meilleurs albums de chanson française". A celui qui aime laisser
passer les anges et traîner les points de suspension de briser d'autres
clichés.
Vogue : Votre image
de dandy à la séduction mélancolique : cliché ou
vérité ?
BB : Un peu des deux et ne le prenez surtout pas comme une réponse de
normand. Cette image me serait insupportable si elle ne reposait pas sur aucun
fondement. Avouez qu'elle me correspond tout de même mieux que celle d'amuseur
public. Toutefois, à la différence du dandy classique, je ne me
mets pas en scène dans la vie. Sur scène, non plus : je me contente
de m'habiller correctement, en premier communiant. Pour moi, l'esthétique
revêt une importance qui dépasse largement le champ artistique.
V : Jusqu'à se manifester
dans le choix tatillon des objets du quotidien ?
BB : Bien sûr, quand on aime les belles choses ! Mais en phase d'écriture
intensive, je suis aussi capable de vivre dans la chaos le plus abominable.
Comme de boire dans un verre à moutarde Goldorak, toute mon enfance !
Pour cet album, j'ai d'autant plus vécu dans un bordel inouï que
je traitais de thèmes plutôt noirs liés à des faits
divers, que je confectionnais un pot-pourri de différentes enquêtes
criminelles. Par exemple, sur "Billy Bob a raison", j'évoque
une jeune fugueuse dont la route croise celle de Ted Bundy, le fameux serial-killer
qui portait un faux-plâtre. D'où ce prénom très white
trash que j'ai piqué à l'acteur Billy Bob Thorton, bien avant
de faire le rapprochement avec mes propres initiales
Les serial-killer
m'ont toujours intéressé : ils représentant le côté
négatif du rêve américain, son envers cauchemardesque. J'ai
lu énormément de livres sur le sujet, des récits journalistiques
et bien sûr "American Psycho" de Bret Easton Ellis, un auteur
que j'adore
J'ai aussi Patrick Modiano, John Fante et Scott Fitzgerald
V : Et si au regard de vos
collaborations musicales, je vous traite d'homme à femmes : vous prenez
ça comme une insulte ou un compliment ?
BB : Un compliment ! Au début, je trouvais difficile de travailler avec
et pour des femmes, puis je suis rentré dans un mystère où
je féminisais mes féminités ! J'ai toujours eu beaucoup
d'admirations pour Chet Baker, qui exprimait une féminité extrême
dans son art, tout en restant, sans aucune ambiguïté possible, un
vrai mec.
V : Ne peut-on pas y voir
aussi l'influence de Gainsbourg pour le côté Pygmalion ?
BB : Lui je l'aime pour ce sublime mélange de Chopin et de Rimbaud, pour
ses albums solos
Il a su aussi exprimer sa féminité : il
a écrit "Les dessous chics" sans en avoir porté, à
moins qu'en se laissant aller
.
V : Quelle qualité
enviez-vous aux femmes ?
BB : L'ambition. Elles veulent être la plus belle, la plus sexy, la plus
Et cela entraîne des répercutions positives. Comme Björk,
qui a l'ambition de séduire par son originalité, d'être
la première à faire ce genre de musique. Sinon, j'envie leur voix
plus aiguë, plus facile à habiller.
V : Le défaut qui vous
horripile chez elles ?
BB : Aucun, chaque défaut est tellement propre à chaque personne
qu'il va bien au-delà de la question des sexes ! Ah si ! Peut-être
leur tendance maso-exaspérante à souffrir en silence
V : Votre pire défaut
?
BB : Mon tempérament neurasthénique, même s'il est tempéré.
Le matin, ou plus exactement toute la matinée, je ne suis pas trop loquace,
je reste dans l'introspection, je suis plus du soir
V : Dans vos textes, vous
évoquez justement "les nuits blanches". Vous êtes plutôt
virées viriles ou escapades romantiques ?
BB : Je ne sors jamais. Ça ne m'intéresse plus depuis que je suis
monté à Paris, il y a six-sept ans. En fait, je suis en proie
à une légère insomnie depuis que je suis indépendant,
depuis mes 15 ans. Je refuse d'aller me coucher, j'ai un mal fou à m'endormir,
j'éprouve une certaine peur
V : Parce que le sommeil ressemble
à la mort ?
BB : Parce que quand je regarde la femme que j'aime dormir, elle n'est plus
avec moi. Elle m'échappe. Je ne suis pas jaloux, mais je me retrouve
alors dans une position expectative qui me rend inquiet.
V : Si vous pouviez vous réincarner
en femme, qui rêveriez-vous d'être ?
BB : Marilyn Monroe, malgré sa fin tragique. Quand elle est à
l'écran, on ne voit qu'elle. Dans "Eve" de Mankiewicz, elle
fait une petite apparition assise sur un escalier et elle est sublime.
V : Virtuellement toujours,
qu'est-ce qui vous serez le plus insupportable :
une planète sans femmes ou sans hommes ?
BB : Sans hommes, tout irait très bien."