Blind Test Benjamin Biolay - Virgin Megapresse n°75 (avril 2003)

Alors que Négatif, son deuxième album vient de sortir, Benjamin Biolay s'est prêté à l'épreuve du "blind test". Un prétexte, un alibi pour que ce grand timide accepte de parler de ses goûts et de ses couleurs, de ses colères et de ses coups de coeur. Dis-moi qui tu admires...

- John Barry : B.O. de "Out of Africa"

B.B. : J'ai un rapport particulier avec les musiques de film. Certaines m'ont beaucoup influencé, notamment les génériques de feuilletons pour lesquels Lalo Schiffrin avait une sorte de génie : "Mannix", "Mission Impossible"... Mais en même temps jamais je n'irais acheter un disque. La musique de film est indissociable de l'image, autremant ça ne tient pas la route. Les B.O. seules sont moins puissantes et moins chiadées que les oeuvres classiques dont elles s'inspirent. Cet extrait par exemple, pendant 30 secondes je l'ai trouvé merveilleux, je me demandais si ce n'était pas une oeuvre légère de Prokofiev ou Chostakovitch, malheureusement après ça plafonne ; chez moi j'aurais déjà zappé.

Faire de la musique de film ? Non, je ne me sens pas à la hauteur, c'est une responsabilité immense. Il m'arrive de pester sur certaines B.O. que je trouve trop simplistes, si c'est pour faire la même chose... Je préfère la chanson, me faire des petits films dans mon coin.

- Jeff Buckley : "Last Goodbye"

B.B. : C'est troublant. L'intro, c'est les mêmes accords que "L'Homme à tête de chou"... Ah, c'est Buckley. Je suis un peu passé à côté du phénomène. C'est vrai qu'il chante comme un dieu ! Il fascinait tous mes proches, mais à l'époque j'écoutais Canonball Alderley. Il est mort trop vite, je n'ai même pas eu le temps d'écouter son disque. J'aimais bien sa chanson "Grace" ou encore sa façon très cabotine de reprendre Piaf mais je n'ai pas le sentiment non plus d'être passé à côté de Léonard de Vinci ou de Mozart ! On surévalue par défaut, parce que tout va très vite et que les gens n'ont plus le temps d'approfondir. En général ce genre d'ascension fulgurante a son retour de bâton obligé. S'il avait sorti un disque un peu moyen en 2003, il se serait fait descendre comme un chien.

- Alain Souchon : "La beauté d'Ava Gardner"

B.B. : Souchon , bien sûr. on a fait de moi son fils spirituel, son disciple. Pourtant je ne m'en suis jamais réclamé, même si je l'admire. Il est archi talentueux, ses textes sont tellement justes et directs. Je l'ai rencontré et, évidemment, il est à la hauteur de ses chansons : charmant, hilarant, brillantissime. C'est le Ray Davies français (le chanteur des Kinks, ndlr) . En revanche j'aimerais éclaircir quelque chose : je ne suis ni passéiste, ni nostalgique. C'était l'amiance générale de Rose Kennedy, mais ce n'est pas un de mes traits de caractère. J'ai lu partout que j'étais romantique, ténébreux, mélancolique, or pas du tout. C'st le problème des premiers albums, ça fixe vachement les choses, on est tout de suite catalogué. Dans mon innocence, j'ai fait deux ou trois boulettes, j'ai dit des conneries, je ne me rendais absolument pas compte de la portée. Et puis j'étais timide. Tout de suite lorsque quelqu'un est réservé, on dit qu'il est noir et romantique.

- Serge Gainsbourg : "Valse de Melody"

B.B. : La première fois que j'ai écouté ce morceau, c'était sur une autoroute allemande, dans une grosse berline. J'étais ado. Ça a été un vrai choc, une révélation. Ça m'a réconcilié avec Brahms dont il s'était inspiré. Gainsbourg était un formidable recycleur et manipulateur de thèmes musicaux. A cette période, même ce qu'il faisait à la va-vite ou pour des raisons strictement alimentaires était ultra créatif. Dans mon panthéon personnel, il vient juste après l'entité Beatles ; loin devant les autres français. Il lui a juste manqué d'écrire "Avec le temps", une des plus belles chansons jamais écrites. A côté de lui, je suis une merde, un rien du tout. Si j'envisage de faire chanter ma belle-mère (Catherine Deneuve, ndlr) ? Ce n'est pas le genre de questions que je me pose, et puis Gainsbourg l'a déjà fait et plutôt bien.

- L'Affaire Louis Trio : "Loin"
(Il reconnaît la chanson dès la première mesure)

B.B. : C'est ma chanson préférée, un chef-d'oeuvre, un classique. Hubert (Mounier, alias Cleet Boris, ndlr) me l'a jouée avant tout le monde à la guitare. C'est très émouvant. C'est mon meilleur ami et c'est sans doute de tous les auteurs compositeurs que je connais, celui que j'admire le plus, celui qui a le plus grand talent. On est aussi fan des Beatles l'un que l'autre. Lui préfère McCartney, moi, c'est Lennon. On les appelle par leur prénom, c'est nos profs de chansons. Ce qui nous rapproche aussi avec Hubert, c'est le côté artisan acharné, autodidacte et passionné.

- Henri Salvador : "Le marchand de sable"

B.B. : Ah Henri... J'étais tellement content de co-écrire son album "Jardin d'hiver". C'est quelqu'un pour qui j'ai une profonde admiration, que je rêvais de connaître, un de nos artistes fétiches avec Hubert justement. Malheureusement la rencontre ne s'est pas faite. Un problème d'emploi du temps et d'incompréhension. Keren Ann a participé à tout l'enregistrement de l'album, moi malheureusement j'étais déjà reparti en studio, avec Rose Kennedy à faire. Du coup, ne me voyant pas, je pense qu'il s'est dit que je n'en avais rien à foutre. C'est dommage. Je ne suis pas un mercenaire. C'est vrai que j'ai pas mal écrit pour les autres, produit et arrangé beaucoup de chansons mais je ne l'ai jamais fait à la légère. Je ne suis pas un arrangeur reconnu qui se serait dit un jour : "Moi aussi je vais écrire des chansons". J'ai toujours voulu être un chanteur, mais je connaissais absolument personne. J'ai écrit 100 chansons avant d'oser les montrer à quelqu'un. Et je suis devenu arrangeur par défaut, parce que je n'avais pas les moyens de m'offrir des pros. J'ai fait ça à la petite semaine, en autodidacte, note par note à la guitare.
-- Propos recueilis par Otto Rivers.

Une démonstration.
Country folk sorti du Middle West ("Billy Bob a raison"), miniature pianistique à la Comelade ("Boîte à musique"), ballade hypnotique ("La pénombre des Pays-Bas"), duo à bout de souffle avec Chiara Mastroianni ("Je ne t'ai pas aimé"), envolées symphoniques ("Glory hole") et bien d'autres oiseaux rares figurent dans ce cabinet de curiosités. Après Rose Kennedy, variations sur les thèmes de la nostalgie et de la décadence, le jeune premier de la chanson française a eu envie de sortir du costard d'"héritier d'Alain Souchon". Il faut dire que Benjamin Biolay n'a pas peur des références. Difficile en écoutant Négatif de ne pas penser au Gainsbourg de "Bonnie and Clyde" ou au Gainsbourg Pygmalion qui aimait tant faire chanter les femmes. Après Keren Ann, Coralie Clément, sa soeur, Biolay a composé ici pour Chiara Mastroianni, sa chère moitié, quelques bijoux sur mesure. Le serial compositeur a encore frappé.

-- Otto Rivers
-- transcrit par Sonar Démocrate