Fame, je vous aime - Rolling Stone (avril 2003)
En moins d'un lustre, Benjamin
Biolay est devenu l'auteur-compositeur-arrangeur-producteur incontournable de
la meilleure variété française. Au point de presque faire
oublier que cet artiste complet sait parfaitement être son propre interprète,
comme en atteste Négatif, son deuxième album.
C'est avec beaucoup de courtoisie que Benjamin Biolay nous recevait il y a quelques
semaines, dans un hôtel ultra-chic du VIIIe arrondissement de Paris, protégé
comme une reine abeille par une invraisemblable soldatesque détachée
pour l'occasion par sa maison de disques. Avec beaucoup de courtoisie, et un
gros doigt d'honneur : " Comme beaucoup de gens de ma génération,
gavés de culture anglo-saxonne, j'ai grandi ave l'index tendu sous le
nez de la variété française. Et ce doigt m'a longtemps
bouché la vue. Je suis très heureux d'appartenir aujourd'hui à
ce qu'on appelle "la grande famille de la variété".
Je n'ai aucun problème avec ce que j'ai fait pour en arriver là
: j'ai beaucoup de respect pour le travail de tous ceux avec lesquels j'ai bossé,
de Henri Salvador à Valérie Lagrange. Je les trouve tous très
classe. Je n'ai jamais eu la prétention de réhabiliter qui que
ce soit. Et puis la roue tourne : il y a vingt ans, Françoise Hardy était
devenue ringarde, et regarde aujourd'hui... " Dont acte.
Découvert par le grand pubic lors des Victoires de la Musique 2001, qui
adoubèrent son travail sur Chambre Avec Vue, album d'Henri Salvador coréalisé
l'année précédente avec Keren Ann, Benjamin Biolay est
aujourd'hui devenu un auteur, arrangeur et producteur dont la patte est aussi
prisée chez les anciennes gloires du vedettariat de la chanson française
que la poussière d'ange chez leurs enfants de la télé.
Sur les pas de Gainsbourg
Car après avoir ressuscité
le vieux lion du swing, c'est aux félines destinées de Valérie
Lagrange, à qui il vient d'offrir le très beau "Fleuve Congo"
et de Juliette Gréco, dont il enregistre en ce moment le prochain album,
que Benjamin a décidé de donner un coup de griffe : " Je
n'ai pas eu autant de propositions qu'on peut le penser après la sortie
de l'album de Salvador. Par contre, j'ai eu pas mal de coups de téléphone
pas très sérieux. Il y a des gens qui t'appellent, franchement,
t'as envie de te marrer, le genre "faut qu'on bosse ensemble mon pote,
qu'on kiffe le son !"... Et puis parfois, tu croises quelqu'un qui te fait
la gueule parce que tu n'as soi-disant pas voulu travailler avec lui, alors
que tu n'as jamais entendu parler [de] sa proposition. Lorsque Juliette Gréco
m'a appelé, j'ai halluciné. Cétait tellement loin de mon
univers... presque anachronique. J'ai eu le vertige quand j'ai consulté
la liste des gens qui avaient travaillé avec elle : tous illustres, et
presque tous morts. Nous sommes, Miossec, son mari et moi-même, actuellement
en train de terminer l'album. Devraient y figurer deux inédits de Gainsbourg.
Des chanson qui n'avaient pas encore été répertoriées
: un truc gouailleur à la "Petits papiers", et une balade magnifique,
un classique digne de Cole Porter. "
Sur la gainsbourophilie du jeune Benjamin, qui vient coup sur coup, de glisser
ses mains dans les gants du grand Serge pour prendre par l'épaule deux
de ses anciennes poupées de sons, on imaginait en savoir suffisamment
depuis Rose Kennedy, paru il y a un peu plus d'un an, pour aborder aujourd'hui
ce Négatif, son deuxième album, avec les précautions
qui s'imposent à l'abord des oeuvres ultra référentielles.
Ces mouroirs de l'âme que l'on traverse avec une pince à linge
sur le nez, et à la main un torchon destiné à disperser
les mouches qui grouillent sur le cadavre.
Ingénieux du son
On se trompait : dès "Billy Bob a raison", comptine boisée perdue sur une route du Midwest pendant l'orage, on comprend vite que c'est d'un chapeau de paille et d'une canne à pêche que l'on va surtout avoir besoin pour musarder sur les plages de ce disque bucolique. Miraculeusement bucolique, Benjamin Biolay : " C'est vrai que cet album a failli être un disque de country. Mais aussi un disque d'electro avec des cordes. En fait, j'avais besoin de me défouler, d'explorer un maximum de voies, d'utiliser plus de machines. Quand tu enregistres u premier disque, tu es très excité, tu ne songes pas un instant qu'on va te cataloguer dans un style, en ce qui me concerne la chanson française rétro, et que tu vas avoir beaucop de mal à te débarrasser de cette étiquette. Moi, la chanson française, je n'en ai rien à foutre. J'ai commencé par reprendre ma guitare, qui n'était plus mon instrument depuis longtemps, parce que je n'avais pas envie qu'on me prenne pour le nouveau William Sheller. Puis j'ai commencé à remplir les pistes comme un damné. A un moment, cela ne ressemblait plus à rien : un vrai gâteau de mariage. Les titres electro étaient trop electro, les morceaux folk débordaient de cordes, etc. Les deux tiers du travail ont consisté à élaguer. J'ai été obligé d'y aller à la hache. Je ne me suis arrêté que lorsqu'il a fallu rendre les bandes. "
Depuis Phil Spector, on savait que le Colt 45 faisait partie de la panoplie du producteur, mais on n'avait encore jamais entendu parler de la bonne vieille cognée, finalement la meilleure façon de faire rendre leur sève à des chansons gâtées par le désir de faire toujours mieux. Avoir un bon copain, c'est bien. Mais aoir un bon copeau, c'est plus rigolo. A besogner de la sorte son ouvrage comme un forcené, Benjamin a fini par disperser sur les quatorze titres qui composent N- une incroyable quantité de fragments de musique que cet autodidacte, qui se qualifie parfois de " parfait imposteur ", a ensuite réagencés avec la méticulosité et la science d'un enlumineur : ici un dobro, une gerbe de cordes là, un sample de Jimmie Rodgers - l'inventeur de la country music - à faire pâlir Moby, plus loin un clavecin, des machines, toujours discrètes, une fanfare accablée, et partout des femmes. Partout la même : LA femme. Celle qui est depuis peu la sienne : l'actrice Chiara Mastroianni qui, après Keren Ann et sa petite soeur Coralie Clément, dont Benjamin a réalisé les premiers albums respectifs, est aujourd'hui de loin la plus qualifiée lorsqu'il s'agit de venir lui picorer les mots dans la bouche. " Ce n'est pas un hasard s'il y a autant de femmes autour de moi, justifie Biolay. J'ai toujours préféré entendre eles autres chanter mes chansons, mais surtout lorsque ce sont des femmes. Ainsi je me rends mieux compte de l'effet que j'entends qu'elles produisent. Ma voix intérieure, celle que j'entends quand je chante, est plus planante, plus rassurante, un peu comme une voix féminine. Il fallait que Chiara chante sur ce disque. C'était très important pour moi. Elle n'avait pas d'autre choix. J'ai négocié sa participation pendant une demi-heure, et puis, en confiance, elle a fini par accepter. "
Des hommes, il y en a aussi sur Négatif : serial-killer, parvenu, voyeur, fétichiste, condamné à mort, amoureux déglingué, misanthrope, postier d'humeurs ou imposteur... Le monde en "Négatif" a forcément une drôle de couleur : noir. " La chanson qui donne son titre à l'album a été composée pendant que j'enregistrais Négatif, explique Benjamin. Je ne pouvais pas inclure un titre pareil dans un recueil de chansons, tout le monde aurait cru que je pleurais sur mon sort. Il fallait que je meuble autour de cette trame initiale, cell d'un mec qui va se suicider. Alors je me suis laissé avoir par mon propre système : j'ai décidé que l'album s'appellerait Négatif, que je n'utiliserai des des négations, et que toutes les histoires finiraient mal. Je me suis conditionné. Tout le monde me disait d'arrêter, mais c'était trop tard, j'étais planté. "
Ombre et lumière
Ancien premier prix de trombone
à coulisse, grand amateur de pop baroque, genre dont il retourna des
années durant le champ lexical pour y trouver des trésors d'inspiration,
Benjamin Biolay, dont la petite famille s'agrandit tous les jours, règle,
et bien qu'il s'en défende, son pas sur celui de ses pères putatifs
: Paul Mauriat, Jean-Claude Vannier ou encore Michel Colombier. Tous ces auteurs
et arrangeurs de formation classique qui, aux services spéciaux de leurs
majestés Aznavour, Gainsbourg, Gréco ou Barbara, ont écrit
l'histoire de la grande variété franaçaise, avant que cette
dernière ne plonge dans l"ère glacière" avec
la standardisation et la rationalisation des moyens de production de l'industrie
du disque, et la segmentation de ses réseaux de diffusion.
Benjamin Biolay : " J'ai mis du temps à comprendre que les Beatles
et les années 60, c'était bel et bien fini. Qu'on n'enregistrait
pas la super chanson qui tue un jour, et que la semaine suivante, elle passait
à la radio. Qu'il y a aujourd'hui des milliers de portes à ouvrir
avant, que tu te retrouves un jour dans la fosse aux requins alors que tu te
crois encore chez Disney, qu'il y a des désillusions, et des individus
que tu ne ferais mieux pas de rencontrer... J'aimerais pouvoir dire que j'aurais
pu me contenter de réaliser des disques pour les autres, de rester dans
l'ombre, mais ce serait hypocrite. Par contre, je ne pourrais pas m'en passer.
J'aime travailler avec des gens, je prends un certain plaisir à être
autoritaire, à jouer les petits dictateurs. Là, personne ne me
regarde, pesonne ne me fait chier. Si j'ai enregistré deux albums sous
mon nom, c'est aussi parce que j'avais envie d'être reconnu comme songwriter.
La production, c'est beaucoup de technique. Alors que s'il y avait une technique
pour écrire des bonnes chansons, on le saurait depuis longtemps. "
Ce qu'on sait depuis longtemps, c'est que lorsqu'on n'a pas la technique, on
essaye d'avoir la manière. Et Benjamin Biolay est homme de manières.
De bonnes.
-- Frédéric Valion.
Benjamin Biolay - Négatif (4 étoiles)
Spleen, calme et volupté,
entre Gainsbourg et Baudelaire. Une séduisante invitation au voyage intérieur
de l'artisan du retour de Salvador
Insidieusement, dans un murmure, Benjamin Biolay imprime ses chansons au plus
profond de l'intime, Après Négatif, premier album où
il exorcisait ses fantasmes d'Amérique en Technicolor, Négatif
poursuit l'exploration au creux la veine convoitée. De la mélancolie
douce, du spleen sans violence, à l'abri du vent, du froid et de la pluie,
ce nouvel album volontiers bucolique se garde et s'écoute égoïstement
- un petit espace au chaud, qu'on ne veut pas partager. Si le rapprochement
avec Gainsbourg se fait de plus en plus évident, notamment lorsqu'il
invite Chiara Mastroianni, sa compagne à la ville, à lui donner
le change sur "Je ne t'ai pas aimé", Benjamin Biolay ne s'aventure
pourtant jamis au-delà de la simple évocation, aussi érudite
soit-elle. En impressionniste nourri de bonne littérature (et de bonne
musique), c'est en douceur que ce jeune compositeur et arrangeur très
en vogue est en train d'inscrire son nom dans l'histoire de la grande variété,
quelque part entre Aznavour ("La vanité", un exercice de style
à l'ancienne) et les Beatles ("Chaise à Tokyo"), caressabt
de loin en loin "Les Fleurs du mal" de Baudelaire - sur "Chère
inconnue", qui rappelle "A une passante", ou encore "La
Pénombre des Pays-Bas", qui résonne comme un écho
à "L'invitation au voyage". Sur des airs apaisants de déjà-vu,
Benjamin Biolay fait vivre à nos oreilles un univers indéfectiblement
inspiré par les femmes, qui résonne des heures durant partout,
ailleurs, à notre insu, comme une douce et terrible rengaine.