Benjamin Biolay : Jardins divers - Libération (17 décembre 2003)
Benjamin Biolay, 30 ans, auteur-compositeur-interprète. Eclectique dans ses passions, plus connu dans le milieu que par le public, il a fait revivre Salvador et Gréco.
Il n'est pas allé chez le coiffeur, comme le lui avait suggéré son manager. Sainte horreur. «Peur», même. La mèche, ce jour-là, fait relâche. Ce rideau si soigné sur les pochettes des disques est chiffonné par une nuit presque blanche. «De toute façon, y a pas copyright», sourit-il. Manière de dire que le brushing du chanteur rive gauche n'est ni une invention à lui ni une obligation.
Benjamin Biolay, 31 ans, trois
ans d'émergence, n'est pas né coiffé. Plutôt ébouriffé
d'impatience.Il faut encore le présenter, ce musicien talentueux, boulimique
et pressé, figure très parisienne venue des pavillons anonymes
de Villefranche-sur-Saône, plus connu du métier que du grand public.
Il s'est fait repérer en restaurateur de vieilles gloires (Juliette Gréco
a fait savoir qu'elle
aimerait bien le même lifting qu'Henri Salvador), en gendre idéal
d'une famille princière de Saint-Germain-des-Prés (il est l'époux
de Chiara Mastroianni), et s'installe progressivement en interprète au
phrasé traînant et grave (qui a dit Gainsbourg ? ça fait
hurler les gardiens du mythe. Lui jure, mais un peu fort, que ce n'est pas lui
: «Inassumable»). Cette belle gueule chante les
va-et-vient de l'amour, la vanité, la cavale, glisse deux fois dans le
dernier album : «Les gens, c'est tous des cons.»Il a les traits
stagnants d'une bouderie adolescente. Le gamin en lui n'est jamais loin. On
dirait que l'ennui rôde. Le menace. Le pousse à en découdre
avec la chanson d'après. «La chanson, c'est le seul monde où
tout est joli. Y a plus de jugements, plus d'ennemis, de craintes, d'échéances
du quotidien, y a que des émotions.» Le pousse à en découdre
avec la vie d'après.Ce trentenaire déteste le reflet de sa génération,
qui a eu la vie douce au point de se passer d'idéal et de politique,
et qui frétille quand voici revenue l'Ile aux enfants. «Moi j'y
étais, mais j'y étais pas.» Seul traumatisme avoué
de l'enfance : ces dimanches soir crépusculaires avec l'odeur de la soupe
dans la cuisine du pavillon identique à celui du voisin, et 7 sur 7 qui
commence avec gros plan sur le nouvel angora d'Anne Sinclair. Père agent
de maîtrise à la Mnef et musicien érudit branché
sur France Culture, mère au foyer avec ses trois enfants. Il quitte la
maison à 15 ans. «J'ai pas une grande fascination pour le quotidien
et le contemporain. Quand on est surexcité comme moi, on a une forte
tendance à l'ennui.» Il a eu sa carte au Parti socialiste, collait
pour Jospin président en 1995. «C'est plus risqué aujourd'hui,
plus révolutionnaire de dire : "Je suis avec le PS" que de
dire : "Je suis altermondialiste", ça, c'est le kit qui va
avec tout album du moment.» Il connaît tout de la politique. «Ma
passion pour la chose politique me ramène sur terre. Je peux être
dans ma musique, avoir peur du téléphone, manger n'importe quoi,
et puis je vois Sarko à la télé et ça fait pschitt.
Sarkoland, c'est flippant, on va y passer, ça me dérange, moi,
de ne pas connaître ses idées.» Il onnaît tout aussi
des serial killers.Ce nouveau prodige de la chanson française ne l'a
en fait aimée que fort tard. Il détestait ces refrains légers
et populaires qui passent en boucle dans le poste, bercent et font se trémousser
l'enfance. «La variété française, ça me révoltait.»
Il ignorait ses grands noms. «Je n'ai aimé Piaf que lorsque j'ai
lu que John Lennon l'aimait. Charles Trenet repris par Sinatra, ça lui
donne un truc. C'est stupide mais c'est comme ça.» Toujours eu
besoin d'un horizon chargé d'illusions, d'une planète lointaine
où un jour peut-être poser le pied. Ses premières chansons,
il les écrit donc en anglais. Pendant deux ans, il court le cacheton.
Ce bon élève du Conservatoire qui sait jouer violon, guitare,
piano, tuba et trombone à coulisse fait
tout. Bar-mitsva, Mozart dans la cathédrale de Lyon, boîte de nuit
grenobloise, musicien d'un soir pour quelques grands noms. «J'ai rencontré
un Benjamin nomade il y a dix ans, se souvient Hubert Mounier, le chanteur de
l'Affaire Louis Trio. Il séchait le Conservatoire, n'avait peur de rien.
Il était trop à l'étroit dans une ville comme Lyon.»
«La première fois que je l'ai vu, j'ai eu l'impression de quelqu'un
de très déterminé, sûr de son talent, pas envahi
par le doute. Il savait où il allait», ajoute Marc Lumbroso, qui
le rencontra des années plus tard, en tant que patron de EMI France.Sa
réputation est parfois plus connue que ses refrains. «J'ai la réputation
d'avoir une réputation déplorable de prétentieux.»
La rumeur s'est installée en effet, agrippée à sa
mèche trop soignée, à sa moue renfrognée. «J'ai
le défaut d'être très émotif. Ce qui est dangereux,
c'est que ça ne se voit pas.» Elle chuchote des coups bas, le raconte
tel un Bel Ami, qui fait des chansons pour les dames dont le nom brille ou brilla.
Cet élégant n'en serait pas un. La bande des chanteurs trentenaires,
Benabar, Delerm... ne peut pas l'encadrer. Lui dit juste : «Je ne les
connais pas.» Au départ, la rupture avec Keren Ann. Ils formaient
un couple et un solide tandem musical, qui orchestra le retour d'Henri Salvador.
Lequel Salvador lâcha Biolay un soir de grande écoute à
la télé, choisissant le camp de la demoiselle. «Je pourrais
dire : "Je suis un salaud", et puis les ragots s'arrêteraient.
Mais je ne le dirai pas. Faut arrêter, tout le monde s'en fout, on n'est
pas les Beatles !!!» Le garçon a le sens de la formule. «Il
joue avec sa réputation de type détestable et autiste. En fait,
c'est un beau parleur, pas très l'aise en société»,
assure Hubert Mounier.Ses dimanches désormais s'écoulent dans
les brasseries de Saint-Germain-des-Prés ou les allées du jardin
du Luxembourg. Il avait deviné, chez son père, les splendeurs
passées de la bourgeoisie. Il y avait chez ce paternel collet monté
et mélomane les signes d'une résistance au déclassement.
Par la musique, le fils a rejoint cette classe sociale. Il aime la vie avec
Chiara Mastroianni : «On n'est pas un couple public. Le
seul truc où on est allés ensemble, c'est notre mariage.»
Pas de télé. Pas de soirées m'as-tu-vu. Elle chante tout
de même avec lui sur son dernier disque, et aussi sur scène. «Faire
des chansons, c'est un truc d'ado. Faire chanter sa copine, c'est l'épater.»
Il jure que Chiara était aussi timide devant ses parents à lui
que lui devant Catherine Deneuve. Ils ont un enfant de 7 mois. Il ne lui a pas
écrit de chanson : «Non, je me souviens trop quand John Lennon
chantait Beautiful Boy, je me disais : "Ca y est, il nous fait chier avec
sa berceuse."»Ses nuits de prince consort sont encore blanchies par
la musique et l'angoisse. «Je n'ai pas ressenti de passage. Mes idoles
d'enfance sont toujours aussi lointaines, comme des superhéros.»
Encore à regarder vers la lointaine
planète qui brillait à la fenêtre de son adolescence. «Il
s'ennuiera vite dans la chanson, pronostique son ami Hubert Mounier. Il fera
des musiques de film, il fera l'acteur ou il fera de la politique...»
Il chantera seul au piano au mois de février. Il a un roman quelque part
dans un tiroir. Il flirte avec mille projets, joue de son reflet de timide arrogant.
Il fait la course avec l'ennui.
Benjamin Biolay en 6 dates
20 janvier 1973
Naissance à Villefranche-sur-Saône (Rhône).
1990
1er prix de trombone au Conservatoire de Lyon.
2000
Coréalise l'album d'Henri Salvador
Jardin d'hiver.
2001
Premier album :
Rose Kennedy.
2002
Mariage avec
Chiara Mastroianni.
2003
Deuxième album, Négatif.