Le trombonne du diable - Les Inrockuptibles n° 384 (9-15 avril 2003)
Compositeur, producteur ou auteur haut de gamme pour Henri Salvador, Juliette Gréco ou Keren Ann, Benjamin Biolay ne s'occupe parfois que de Benjamin Biolay. C'est le cas sur son deuxième album, où ce faux dandy se débarrasse du luxe et de la distance pour des chansons graves, intimes et modestes : "Je suis plus branleur que méticuleux."
Les Inrocks : Tu viens juste
d'achever ton deuxième album. Si ça ne tenait qu'à toi,
tu serais encore en train de le retoucher ?
Benjamin Biolay : Je continuerais à mettre des cordes, à les enlever,
à rajouter des dizaines de guitares pour les supprimer... J'aime construire
et fracasser les chansons : j'étais furieux d'arrêter ce mouvement.
Là, tout ce que je peux faire, c'est parler de cet album : j'ai l'impression
d'être coincé entre la fabrication et le bilan. Je me sens comme
un nageur au milieu de la Manche. Au milieu de l'enregistrement, je n'y croyais
plus, je trouvais mes chansons navrantes. Comme je m'étais coupé
des disques des autres, je n'avais plus de repères, je fantasmais : il
m'a fallu apprendre que la musique, ce n'est pas forcément comme dans
les rêves.
LI : En simplifiant le son,
tu t'éloignes de cette image de dandy glacé et un peu lisse qu'on
pouvait te reprocher.
BB : Il y avait une vraie volonté de fuir la joliesse, les "violonades"...
Je ne pouvais plus supporter ces fioritures : j'avais l'impression de vivre
dans un costard parfaitement taillé, mais pas fait pour moi. J'avais
trop privilégié le luxe et je voulais absolument échapper
au glamour du premier album. D'où ce disque plus artisanal. Et moins
superficiel au niveau des textes sur lesquels j'ai énormément
travaillé : je me suis fait violence, je voulais retrouver mon côté
crade, direct... Je ne suis pas du tout quelqu'un de précieux : je me
haïssais de donner une image de chochotte, de souffreteux... Sur scène,
je me trouvais pitoyable avec mon costard-cravate. Quand je lisais des interviews
de moi, j'avais envie de tabasser le mec qui parlait. La timidité se
transformait en arrogance - le seul bouclier qui me restait. Du coup, quand
on me descendait, j'étais d'accord : "C'est bien fait pour ma gueule."
Un jour, des rappeurs m'ont pris à partie : "Qu'est-ce que tu connais
à la vie, toi ? T'es pété de thunes, t'es un bourgeois."
Ça me donne envie de hurler une telle injustice.
LI : Sur le nouvel album,
tu chantes deux fois que " les gens sont tous des cons". Voilà
qui va te réconcilier avec l'humanité
BB : C'est le petit garçon en moi qui parle : tous les enfants pensent
que les adultes sont des cons. Et j'ai des rechutes. Quand je chante "Je
me suis vidé de mon sang/Trop émotif", ce n'est pas du chiqué.
La preuve : j'ai pleuré en chantant et quand je suis revenu en cabine
de mixage, il n'y avait plus de conversations sur le PSG, juste des silences.
Comme je suis plutôt sensible, je me prends tout dans le foie, direct.
Mais je suis incapable d'être cynique : ça me dégoûte.
J'ai entendu une fois, en studio, un chanteur connu dire : " Allez, on
arrête là, ça ira bien pour ces cons." J'ai eu envie
de le cogner.
LI : Des influences nouvelles,
notamment la country ou le folk, ont fait irruption...
BB : Je m'étais mis en tête, sur le premier album, de faire un
disque fitzgeraldien : j'avais imaginé la panoplie complète qui
m'interdisait certaines sonorités. Pour celui-ci, j'ai reconvoqué
des influences enfouies depuis longtemps : le "premier" Massive Attack,
qui m'avait déboussolé à l'époque, et des sons country,
une passion qui me vient du "double blanc" des Beatles... Pourtant,
dans le conflit McCartney-Lennon, j'avais choisi Lennon. Alors que McCartney
était responsable de ces chansons country bucoliques sur lesquelles il
construira son album solo "Ram", l'un de mes disques de chevet. Il
m'a fallu des années pour admettre mon amour pour ces titres.
LI : As-tu souffert, à
tes débuts médiatiques, de complexes : provinciaux, familiaux
?
BB : Aujourd'hui, je suis en paix avec ces question d'origine, de classe.. J'avais
peur d'être démasqué, que tout le monde s'aperçoive
que j'étais plutôt plouc. Dans ma famille, on me martelait : "On
est dans les petites gens, c'est pas pour nous." Ça laisse des traces.
Mais je n'ai jamais été attiré par Rastignac.
LI : As-tu parfois, dans ta
carrière déjà très riche de producteur et de songwriter,
eu l'impression de tomber dans la routine ?
BB : Après l'album de ma sur, Coralie Clément, je ne pouvais
plus supporter les bossas-novas. Après, j'ai fait une overdose sur les
cordes. Deux ou trois fois, j'ai failli sombrer dans le système. Après
le disque d'Henri Salvador, tout le monde voulait bosser avec moi, j'étais
devenu le sauveur des carrières oubliées... Pourtant, ce disque
a été autant une bénédiction qu'une malédiction.
Quand les gens en parlent, Salvador en tête, j'ai l'impression de n'avoir
été là que pour les arrangements... Je ne suis même
pas remercié sur le disque. Salvador a dit partout que Keren Ann avait
su trouver les mots justes pour lui, alors qu'elle n'en a pas écrit un...
Nos rôles d'auteur et de compositeur ont été totalement
inversés par la rumeur. J'ai vite compris que Salvador ne pouvait pas
m'encaisser, qu'il aurait préféré ne travailler qu'avec
une fille. M'accrocher, c'est pas mon genre - même si ce disque, j'en
rêvais depuis l'enfance. Mais bon, je ne peux pas lui en vouloir : ces
chansons, elles n'auraient jamais existé sans lui. Car lorsque j'écris
pour un autre, je deviens cette personne. Et, du coup, ces chansons ne m'appartiennent
pas. Là, par exemple, je viens d'être Juliette Gréco : ç'aurait
été dégueulasse de garder ces chansons pour moi, alors
qu'elles ne venaient pas de moi. J'y crois dur comme fer : quand j'écrivais
pour Henri, j'avais 83 ans. Et quand j'écris pour Valérie Lagrange,
je deviens la petite fille de "La jument verte"... Si bien que, lorsque
je bosse pour moi, je dois me mettre minable. Je rêve aussi de travailler
avec Françoise Hardy, ça va sans doute se faire : c'est dingue
le bol que j'ai.
LI : Tu as toujours été
aussi bosseur, impliqué ?
BB : Adolescent, j'étais trop jouisseur, un vrai branleur, un magouilleur,
un cauchemar pour mes profs du conservatoire de Lyon. La seule raison pour laquelle
j'ai fait le conservatoire, c'était pour échapper à Villefranche-sur-Saône,
à mes parents... Même la fanfare, c'était un moyen de m'échapper
: on pouvait rencontrer des filles, voyager, boire un coup... C'est d'ailleurs
là, au tuba, que j'ai été repéré par un recruteur
de conservatoire, comme un jeune basketteur est recruté par un grand
club de la NBA ! Du coup, j'ai passé un bac sur mesure, avec le trombone
à coefficient 9 et la philo à coefficient 2 ! Je m'en veux d'avoir
à ce point truqué ma scolarité. Aujourd'hui, j'en souffre,
car je ressens une vraie passion pour la chose politique. Comme je me sens sous-éduqué,
je continue d'apprendre en lisant sans relâche des livres d'histoire,
des débats d'idées... Du coup, il y a une passion pour l'écriture
sans contrainte, sans format : je viens de finir un roman, j'ai des nouvelles
en stock et je recommence à écrire des poèmes.
LI : Dans ta famille, la musique
comptait ?
BB : Beaucoup d'entre nous jouaient dans la fanfare. J'ai donc été
forcé d'apprendre le solfège, puis le violon. Mon père,
issu d'un milieu plutôt bourgeois, a connu la dégringolade sociale.
Même s'il n'y avait pas d'argent à la maison, il est resté
collet monté, amoureux de la grande musique. Sa culture, c'est sa fierté,
sa richesse : il reste un fantastique joueur de clarinette, joue Mozart le dimanche
après-midi. Du coup, il regardait "ma" musique de haut. Stravinski,
je trouvais pourtant ça vraiment punk, même si la monoculture classique
me semblait déprimante : jouer encore et toujours le même compositeur
mort, au même pupitre, dans les mêmes habits... La musique n'est
devenue un plaisir qu'à 14 ans, quand j'ai choisi mes instruments : la
guitare, la basse et le piano. J'ai alors formé un premier groupe, HRS
- Haute Résolution Sadique (rires)... La première fois qu'une
aventure collective ne m'était pas imposée. C'est là, d'abord
avec des magnétos à cassettes, puis avec un 4-pistes que je me
suis passionnée pour l'enregistrement, le studio.
LI : Des mots, sur le nouvel
album, renvoient directement à l'enfance : "Canadair", "Comanche",
"grands requins blancs", "gomme à la canneberge"...
BB : Pour la première fois, j'ai assumé cette envie d'enfance,
cette introspection. J'ai donc parlé des choses qui me faisaient triper
quand j'étais petit - des mots que j'avais oubliés, enfouis...
Cela dit, je n'ai jamais coupé les ponts avec l'enfance : lorsque je
vois une photo de moi adolescent, je me reconnais parfaitement. Je me fais de
la peine car, à l'époque, je faisais toujours la gueule, je me
sentais pris au piège dans ma vie, ma ville, ma famille... Je ne voyais
pas d'issue de secours. J'avais deux passions : la musique et les filles. Du
côté des filles , je n'ai jamais été frustré
: j'ai bien pratiqué... Quand tu viens d'une famille pauvre, le cul,
c'est le seul truc gratos. C'était mes deux missions : écrire
des chansons qui restent et me taper des femmes. Je voulais, d'entrée,
faire mes chansons à moi, ne pas me satisfaire de reprises. Comme, hors
Gainsbourg, je trouvais les Français ringards, j'ai immédiatement
écrit en anglais : des chansons d'amour ou oedipiennes - j'ai sans doute
été marqué par les Doors ! Et puis, je découvrais
des auteurs américains comme Truman Capote. Le français est devenu
un plaisir il y a seulement deux ans, quand je travaillais sur le premier album
de Keren Ann. J'étais jusque-là dans le poncif, le superficiel,
la va-comme-j'te-pousse : c'est le cas sur mon premier disque.
LI : Tu étais un rêveur,
enfant ?
BB : Je n'ai jamais été sérieux, toujours insoumis, indiscipliné.
J'étais chiant. Par exemple, aux "trois jours", au lieu de
faire le suicidaire pour me faire réformer, j'ai tenu un discours ahurissant
au militaire, pour lui expliquer en détails pourquoi je n'étais
pas fait pour l'armée... A la maison, c'était déjà
comme ça : je suis parti à 15 ans et, pendant longtemps, je n'ai
plus parlé à mes parents. Avec ma mère, il y avait eu un
esclandre le jour où elle a trouvé une cassette de Gainsbourg,
Aux armes et caetera, dans ma chambre : j'étais fier d'avoir trouvé
ma voie, ma première décision. Un jour, deux ans plus tard, je
fume mon premier pétard sur une autoroute allemande, et qu'est-ce que
le type met sur l'autoradio ? Melody Nelson.. Les sons m'ont tué, il
y avait un côté démoniaque : la chorale, à la fin,
j'avais l'impression que c'était ma messe d'enterrement (rires)... Le
second choc, ce sont les Beatles. Après de telles introductions, j'ai
fait la même erreur qu'au moment où j'ai découvert Tintin
: j'ai voulu tout, tout de suite. Tous les Beatles, puis tout ce qui y ressemble,
comme XTC, Costello ou même les Smiths... Mais je me souviens de la détresse
après avoir fini les livres d'Hergé : du coup, en musique, je
me garde des réserves pour mes vieux jours. Je ne connais, par exemple,
quasiment pas Bowie.
LI : Ta rencontre, à
cette époque, avec d'autres provinciaux, l'Affaire Louis Trio, est-elle
fondamentale ?
BB : J'avais 12 ans, quand j'ai rencontré leur chanteur et dessinateur
Hubert Mounier (alias Cleet Boris - ndlr), je lui avais demandé une dédicace
à un salon de BD. C'était une chance inouïe de rencontrer
quelqu'un d'aussi proche, brillant, aguerri, qui vivait de la musique sans avoir
déménagé à Paris. On écoutait Lilac Time,
Martin Newell, XTC : il avait tous les bons disques. Ç'a été
une rencontre déterminante : sans lui, je serais rien, je n'aurais jamais
eu le courage de me lancer.
LI : Tu as grandi avec des
fantasmes de groupe de rock. Qu'en reste-t-il ?
BB : Même avec ces petits groupes, j'étais incapable de supporter
les compromis : déjà bien facho... J'étais un Control-Freak,
pire qu'aujourd'hui : je ne supportais même pas les déconnades
d'ados. "Ta gueule, on bosse !" Mais je me suis vite rendu compte
que le départ de la maison, l'argent facile ne passeraient pas, comme
j'en rêvais, par un groupe de rock. J'ai appris à mettre de l'eau
dans mon vin, je suis même devenu plus branleur que méticuleux.
Mais aujourd'hui, je suis trop vieux ou trop bourgeois pour tourner dans un
groupe de rock. Ou trop hypocondriaque. Ou trop flippé. Au bout de cinq
jours, je veux rentrer chez moi, être avec ma femme. Je dérive,
je fume pét' sur pét', je ne dors plus, je regarde des pornos
toute la nuit.
LI : Tu chantes : " Sans
entrer dans les détails/Il est grand temps que je m'en aille. "
BB : Pendant longtemps, je n'ai fugué que dans ma tête. Puis dans
la vraie vie. Et ça me fait peur. Je me souviens du drame que ç'a
été quand j'ai plaqué le monde de la musique classique,
Villefranche-sur-Saône ou le lycée... Là , pour la première
fois de ma vie, je suis bien : il était grand temps que je rencontre
ma femme. J'en avais marre de l'attendre.
-- Propos recueillis par JD Beauvallet
-- transcrit par Sonar Démocrate