"J'aurais adoré être sociable ..." - Epok n°35 (Avril 2003)
Depuis le succès de sa chambre avec vue écrite pour Henri Salvador, l'auteur-compositeur-arrangeur-producteur BB est devenu la coqueluche des chanteuses francophones. Le ténébreux trentenaire, obnubilé par l'uvre de Gainsbourg, signe Négatif, un deuxième album sombre aux faux airs de country.
La mèche indisciplinée, le caban d'un Corto rive gauche, Benjamin Biolay traverse en hâte le bar du Lutétia où il donne ses rendez-vous. Non par luxe, mais par commodité, il habite tout près. Peu friand de ce qu'il appelle le "bordel médiatique" - " surtout lorsque deux journalistes façon "Absolutely Fabylous" me posent 20 questions sur Catherine Deneuve et me demandent si ma femme, Chiara Mastroianni, fait bien les pâtes "- ce trentenaire indolent et timide a fait son chemin depuis la Chambre avec Vue de Henri Salvador. Après Rose Kennedy, son premier opus en forme d'allégorie de la saga américaine, il est devenu l'auteur-compositeur-arrangeur-producteur en vogue et dévoile en Négatif, un deuxième album teinté de country, sa noirceur et son cynisme gainsbourien tout en rêvant "d'écrire des chansons qui restent."
Epok : Pourquoi avoir titré
votre nouvel album Négatif ? par provocation ?
Benjamin Biolay : Je pensais avoir eu l'idée de titre la plus
con du monde mais j'étais piégé par cette chanson que je
voulais matrice de l'album. On peut croire que j'adopte la posture du dandy,
mais il n'y a aucune pose dans cette idée. Intellectuellement, ça
pourrait paraître plus poseur de faire un disque country comme celui-ci.
Epok : Vous craignez d'être
"poseur" ?
Non, mais je me méfie de moi. En tant qu'auditeur, j'ai la dent dure,
j'ai toujours tendance à me dénigrer.
Epok : Négatif
s'articule sur une succession de courts métrage sur des thèmes
souvent proches de bandes originales.
En écrivant "Glory Hole", je pensais au cinéma, notamment
à "Entretien avec un Vampire" [roman d'Anne Rice
adapté par Neil Jordan, NDLR]. Je n'achète pas de BO mais je crois
qu'il suffit d'entendre à 9 ans un son de basse dans "Mannix"
pour que ça change un parcours. Lalo Schifrin ou John Barry m'ont influencé
mais si ça se trouve, d'obscurs types qui faisaient Scoubidou m'ont tout
autant marqué.
Epok : L'album est aussi très
gainsbourien, dans "Hors la vie", "Nuits blanches"
Avec les Beatles, Serge Gainsbourg a conditionné ma façon d'aimer
la musique. Sur une chanson que je n'ai pas gardé, je parlais d'un objet
en Bakélite. Sacrilège, j'ai moins de scrupules à citer
Charles Trenet. Ses chansons sont tellement imagées que si je dis les
"golfes longs", on pense aux golfes clairs que j'avais réutilisés
dans "Jardin d'hiver". En plus, je trouvais cet emploi assez cocasse,
car Salvador n'est pas franchement dingue de Trenet.
Epok : Vous n'avez jamais
été tenté de reprendre un titre de Gainsbourg ?
Il s'est fait baiser toute sa vie, je n'ai pas envie de continuer post-mortem.
Je n'aime pas me vautrer dans les hommages, ça m'embête de le dire,
j'adore le disque de Carla Bruni, mais je ne me serais pas permis, comme elle,
de reprendre "La noyée". D'abord, elle se prête mal à
une interprétation féminine. Ensuite, la version de Gainsbourg
accompagnée au piano par Jean-Claude Vannier est tellement sublime. La
première fois que je l'ai entendu, ça a été une
révélation, je me suis dit que je voulais faire la même
chose ! Quand je suis arrivé à Paris à 22 ans, j'ai tout
de suite voulu voir sa maison rue de Verneuil. Pas comme on visite Graceland,
mais pour voir l'endroit où ont été écrites des
chansons démentielles.
Epok : Chiara Mastroianni,
votre épouse, participe beaucoup à l'album ?
Ouais, je l'ai forcée. Elle me disait "c'est débile, ça
va t'attirer des emmerdes." Je m'en foutais, on n'était pas dans
le trip de la énième actrice à qui l'on tend un micro.
On répétait à la maison et le jour de l'enregistrement,
on les a faites en prise directe sans orchestre.
Epok : Allez-vous aussi relancer
la carrière de chanteuse de votre belle-mère ?
Non, même si elle chante super bien (silence). Elle a été
séduite en revanche par les interventions de Chiara sur le disque. Elle
adore "Je Ne T'ai Pas Aimé".
Epok : Au-delà de votre
passion gainsbourienne, vous semblez cultiver une certaine nostalgie ?
L'idée de perdre le passé est flippante chez moi. Un vieux sac
de voyage me fera toujours rêver. J'ai vu récemment "Attrapes
moi si tu peux" [le dernier Spielberg, NDLR], j'ai été scotché
devant les uniformes de la Panam. Quand j'ai fait la gravure de mon album au
studio Abbey Road de Londres, j'attendais parfois dans la salle de repos où
John Lennon finissait d'écrire "Day in the Life", et je me
disais " Dans cette chiotte, il y a une chanson invraisemblable qui a été
créée." C'était comme si je passais mes mains sur
un bureau où avait été signé un décret historique.
Epok : Sur Négatif,
il semble y avoir moins de titres radiophoniques que sur Rose Kennedy(
"Los Angeles" et "Les cerfs Volants") est-ce volontaire
?
Certains titres pourraient passer à la radio, si c'était celle
des années 60. "Chaise à Tokyo", je l'ai massacré
structurellement. Elle démarre fort et 20 secondes après je l'arrête
alors que j'aurais pu faire un truc beaucoup plus putasser. Sur les ondes, on
ne sort jamais le single qu'on préfère. A chaque fois que j'ai
choisi un titre, ça a été la "cata". Pour cet
album, j'ai décidé de ne m'occuper de rien, ça me dégoûte.
Sur Rose Kennedy, j'avais tué "les Cerfs-volants" en
mettant un sample de trente secondes de Marylin Monroe, en disant qu'au moins,
ils ne vont pas me faire chier avec celle-là. Raté. Pareil pour
"Los Angeles", j'ai ramé pour que ce ne soit pas un single.
Mais il a bien fallu lâcher du lest.
Epok : Avec le recul, que
pensez-vous de Rose Kennedy quand vous le réécouter ?
Je ne l'ai jamais réécouté. Le réentendre, ça
serait comme si on me montrait une photo de moi au réveil sur un grand
écran. Je passe tant de temps sur mes disques que j'en ai des haut-le-cur.
Avant de livrer Négatif, j'ai dû l'écouter 250 000
fois.
Epok : Il vous faudra ensuite
le défendre sur scène, l'exercice vous déplaît-il
toujours autant ?
Je me trouve mauvais sur scène. Je manque d'expérience, de vision,
et comme j'éprouve une trouille bleue, ça ne m'aide pas. Je ne
vais pas aux concerts, à part ceux de certains artistes comme Ron Sexsmith
et Radiohead. J'aime la musique par le disque. De toute façon, je n'aurais
pas aimé être révélé par la scène.
C'est un point de vue bête et méchant, mais je préfère
bâtir de bons disque parce qu'ils restent.
Epok : A propos de vos collaborations multiples, avez-vous hésité avant de produire le dernier album d'Isabelle Boulay ? Non, elle a une voix incroyable. Il faut arrêter ave ce sectarisme, ce dédain un peu compassé envers ces francophones qui utiliseraient moins de 500 mots de vocabulaire. C'est de la variété française traditionnelle, c'est-à-dire non littéraire. J'ai pris cette production comme un boulot d'été. Et puis j'aime bien aller au travail le matin, prendre un café avec les collègues avant de débuter la journée. J'aurais adoré bosser dans un bureau façon open space dans lequel crépite les Rémington et arrivent sans cesse des telex.
Epok : Vous seriez sociable
?
J'aurais adoré l'être
Epok : Pensez-vous le public
décomplexé en regard de la chanson ?
Oui, parce que la musique française est, elle-même, décomplexée
par rapport à l'hégémonie anglo-saxone. Cela tient beaucoup
à l'amélioration de la production. Mais ça ne date pas
d'aujourd'hui. "Marcia Baila" des Rita, c'était pas du Gérard
Lenorman. Idem pour les débuts de MC Solaar. De plus, il y a eu toujours
des mecs comme Baschung qui ne lâchaient pas l'affaire.
Epok : Il serait donc illusoire
de parler du renouveau de la chanson française ?
Les maisons de disque ont réussi à créer un appel d'air.
Une variété un peu plus littéraire trouve enfin son public.
Plus Carla Bruni vend de disques, plus Bénabar en vendra. J'ai toujours
trouvé déprimant que le meilleur album de l'Affaire Louis Trio
(Mobilis in mobile) dans lequel il y a la chanson "Loin", un
classique pour toujours, n'ai vendu que 180 000 copies.
Epok : Comment réagissez-vous
lorsqu'on vous place aux côtés de Philippe Katerine, Dominique
A et d'autres, comme un des chefs de bande de la chanson française ?
Mieux vaut être chef de bande que mascotte. Mais ça m'énerve
de thésauriser là-dessus. Si la chanson française vit de
belles heures, je ne suis pas suffisamment corporatiste pour avoir envie de
le dire. D'ailleurs, à part Carla Bruni et Holden, je n'en écoute
jamais.
Epok : Ça vous énerve
qu'on vous qualifie d' "Obispo", mais avec du goût, du talent
et des cheveux ?
Cette expression m'a poilé sur le coup, mais il n'y a pas de comparaison
qui vaille.
Epok : Henri Salvador vous
appelle-t-il encore Benjamin Violet ?
Il ne m'appelle plus, mais alors plus du tout ! c'est dommage, il pense que
c'est Keren Ann qui a écrit les chansons et que moi, je vole les droits.
Il doit me prendre pour l'arrangeur de service sans savoir que le texte à
l'origine de son renouveau ("Jardin d'hiver") sort de mon cur
et de mon cerveau.
Epok : Vous regrettez cette
collaboration ?
Non, mais j'aurais eu trois fois plus de succès si j'étais arrivé
avant les disques de Keren Ann et de Salvador. Je ne me suis pas dit "Ouah,
Chambre avec vue [l'album d'Henri Salvador] a fait un carton, je vais
pouvoir surfer sur la vague rétro." Non, nos disques étaient
conçus en même temps, mais le mien est arrivé en dernier
parce que je m'étais consacré aux leurs. Tout le malentendu vient
du travail avec Keren Ann, mais je préfère ne pas l'évoquer,
car ça me retombe dessus à chaque fois.
Epok : Vous provoquez de la
jalousie autour de vous qu'on vous dise vaniteux et carriériste ?
Ça dépend de ce que l'on appelle carriériste ? Tout le
monde l'est un peu, je ne vois pas en quoi c'est insultant. Et "La Vanité"
(sur Négatif) ne m'est pas adressée. Je suis un peu psychopathe
mais pas vaniteux. Dans de grands moments de doutes, je peux être d'une
grande violence avec moi, et du coup, envers mon entourage. Je suis capable
de m'ouvrir les veines sur les textes. J'en deviens cinglé, pouvant tout
bousiller sous prétexte que j'ai déjà employé le
même mot ailleurs.
Epok : Vous étiez un
parent tourmenté à Villefranche-sur-Saône ?
J'étais frustré. J'avais des ambitions créatives mais je
n'aimais pas mes dessins ni mes chansons. Je trouvais que mon groupe du samedi
après-midi sonnait comme de la merde. Je n'aimais pas ma maison, j'aurais
aimé avoir ma chambre pour moi tout seul. Mais j'évite de repenser
à l'enfance parce que je n'en ai pas trop bougé
.
Epok : Vous étiez en
butte avec votre milieu social ?
J'étais tête brûlée, animé non pas d'un sentiment
de revanche, mais de désirs impossibles. Ce n'est pas génial le
bas de classe moyenne, de ne pas avoir suffisamment de blé pour aller
au café avec les autres ni au ciné. Je ne reprochais rien à
mon foyer mais à ma classe, et j'ai voulu très vite partir de
Villefranche.
Epok : Que seriez-vous devenu
si vous n'aviez pas fait de musique ?
J'aurais fait de la politique. Et, là, j'aurais été salement
carriériste. Quand je ramais, je voulais être président
de la République. Pas fonctionnaire, je ne vois aucun intérêt
à la politique si c'est pour signer un pauvre décret sur la loi
littoral. Quand je suis arrivé à Paris, je n'avais pas beaucoup
de tunes et ma copine préparait l'entrée à l'IUFM, moi
j'allais dévorer des ouvrages d'histoire contemporaine à la bibliothèque
de Beaubourg parce que c'est sympa, chauffé et puis il y a des meufs.
Quand je ne m'aimais vraiment pas, je me replongeais dans les études
et je militais.
Epok : Dans quel parti ?
Au Parti Socialiste, je ne suis pas un grand aventurier. J'ai d'ailleurs composé
"Les lendemains qui chantent" après le 21 avril. Ça
m'a tellement pulvérisé le crâne.
Epok : Au point de descendre
dans la rue ?
Ah non ! je n'ai pas l'âme d'un jean Moulin à deux francs. Je souffrais
en tant que militant, je ne pouvais pas croire que toutes ces années
d'espoir partent en fumée. En ce moment, lorsque mes chansons sont joyeuses,
ce sont mes illères qui parlent.
Epok : Comment réagissent
vos parents devant votre succès ?
Ils découpent les articles. Forcément, ils ont du trouver un peu
inattendu d'avoir Catherine Deneuve dans la partie adverse. Non, sérieusement,
ça ne les perturbe pas. Mon père, en tant que musicien, est fier
de ma musique d'un point de vue technique. A la fin de chaque album, il me fait
son compte rendu. Il aurait pu "taper le score" chez les pros.
Epok : Lui aussi, il a la
dent dure ?
Ouais, sans le vouloir, avec des remarques affectueuses comme : "c'est
trop bien ça ne marchera jamais", ou " La vanité",
t'aurais dû la filer à Aznavour "
Epok : Après ce deuxième
album et vos multiples collaborations, vous sentez-vous encore débutant
?
En tant qu'auteur de chanson, c'est-à-dire ni romancier, ni poète,
ni écrivain, je commence à avoir un style, une technique. Ce n'est
pas une question d'ego ou de reconnaissance, mais je ne me sens pas débutant
comme si j'étais sorti du centre de formation sans avoir encore rejoint
l'équipe A. En attendant, je fais chauffer la touche.