L'homme qui fait chanter les femmes - Elle n° 2988 (Avril 2003)
Le mari de Chiara Mastroianni n'a que 30 ans, et son nom est déjà sur toutes les lèvres. Et bientôt ses chansons. Son deuxième album,Négatif (Virgin) - des mélodies pop impressionnistes -, va le confirmer comme l'artiste incontournable de la chanson française.
Sur la photo de mariage de Chiara Mastroianni, parue dans ELLE en mai dernier, c'était le marié. Le type en costume noir au sourire timide qui reçoit une pluie de étales de rose sur la tête et embrasse l'actrice à pleine bouche devant les flashes des photographes. Son garde du corps ? Son prof de gym ?Euh... non, Benjamin Biolay, 30 ans, victoire de la musique 2002 catégorie Révélation de l'année, l'auteur-compositeur-interpète-arrangeur le plus talentueux de sa génération. Et un as de la remise en forme, mais musicale celle-là. Henri Salvador en sait quelque chose, qui est revenu, à 80 printemps, dans les starting-blocks, grâce à un " Jardin d'hiver " coécrit par Benjamin et sa complice Keren Ann et vendu à un million d'exemplaires. Ou la chanteuse-comédienne Valérie Lagrange, qui retourne dans la course le 22 avril avec un bel album griffé Biolay (Fleuve Congo (BMG)). Et Juliette Gréco, que le susdit coache actuellement en studio. Pourtant, si celui qu'on a envie d'appeler Big Ben est devenu l'un des artistes les plus prolifiques et les plus saisissants de la chanson française (on lui doit également des albums entiers pour Isabelle Boulay, Keren Ann ou Coralie Clément, sa sur), on image de chanteur reste encore floue pour le grand public, qui peine à l'identifier vraiment. La faute à qui ou à quoi ? " On ne l'a pas beaucoup vu, jusque-là. Benjamin se fiche de son image ", assure son manager, Laurent Manganas.
Avec son nouvel album, qui fait suite à Rose Kennedy, son premier opus vendu à soixante mille exemplaires, les choses devraient cependant bouger. D'abord, parce que ce Dutronc des années 2000 pose, sur la pochette, en minet du Drugstore : " Il est plutôt mignon, c'est bien que les gens le voient davantage ", commente Manganas. Ensuite, parce que le contenu musical est terriblement séduisant. Soit quatorze chansons pop impressionnistes au climat tantôt bucolique avec ses guitares country, tantôt étouffant avec ses rythmes trip-hop programmés, toujours chargé d'émotion. Son titre ? Négatif . Un mot qui sonne comme un pied de nez aux chanteurs qui positivent, façon Carrefour. Ou comme l'envers d'une photo trop bien léchée. Dans un bureau banal de sa maison de disques, Benjamin Biolay allume une cigarette avant d'expliquer : " Négatif est une chanson que j'avais écrite quinze jours après avoir bouclé Rose Kennedy. Il était trop tard pour l'inclure, j'étais frustré. J'en ai fait un concept pour cet album-là : je ne voulais parler que d'historiettes qui finissent mal, employer beaucoup de négations, mélanger des amours impossibles à du sexe ultrafétichiste... Naturellement, je n'ai pas pu m'en sortir. "
Eternel insatisfait ("Quelquefois, il est tellement négatif que ça me fait rire, parce qu'il est encore pire que moi", assure son amie Françoise Hardy), Benjamin Biolay a pourtant réussi son coup. Négatif, murmuré sur le ton de la confidence par sa voix douce, est un road-movie intemporel où se croisent une jeune fugueuse qu'on imagine sous les traits de l'actrice Juliette Lewis, un serial killer, un héros " white trash " du nom de Billy Bob qui finit sur la chaise électrique, un " star académicien " sous Prozac. Evidemment, tout finit mal. Même si Biolay brouille les pistes en étant plus allusif qu'explicite dans les paroles et en jouant une musique pas franchement dépressive. " Plus la musique est jolie, plus elle sous-entend des choses abominables. J'avais mon micro qui me poussait à chanter des trucs horribles et tristes, et ma guitare qui voulait faire du Simon et Garfunkel. J'ai toujours été aussi dégoûté que fasciné par les serial killers. Là, les derniers qui font carrière, je ne les connais pas vraiment, ça me vexe ", explique-t-il, aimable. " Benjamin, c'est le dernier des punks. Il est capable de tous les extrêmes ", rappelle Manganas.
A l'étiquette "punk", Benji préfère celle de "white trash", cette partie de la population américaine pauvre et blanche qui vit dans des caravanes et des mobiles homes et dont le rappeur Eminem est l'un des plus célèbres représentants. Et aux errances de ses héros, il rapproche celles de sa jeunesse " glauque ", passée à Villefranche-sur-Saône, une " cité-dortoir de vingt mille habitants, dit-il. Culturellement, les steppes de l'Asie centrale. En France, les mobiles homes, ce sont les maisons Catherine Mamet, dit-il, pince-sans-rire. Ma famille n'avait pas beaucoup de sous mais, heureusement, mon père, qui était très mélomane, nous a transmis sa culture. Socialement, pourtant j'avais plutôt une vie pourrie. Avec mes copains, quand j'avais 14 ans, on allait faire un tour à scooter et on prenait l'autoroute à contresens pour voir si les poids lourds se dégageraient en premier. Notre décor habituel, c'était le McDo, le pétard dans la voiture et Bob Marley en musique de fond. On n'allait pas dans le désert, mais dans les vignes du Beaujolais, et il y avait des types en tenue de camouflage dans les arbres qui se faisaient des plans "guerre" pendant trois jours. Avant de fuir définitivement tout ça, j'ai quand même dû endurer pas mal de choses. "Suffisamment pour éveiller, en tout cas, la conscience politique de "Benny from the block" quand il a atteint l'âge adulte. "En studio, on a beaucoup discuté politique, assure Valérie Lagrange. Benjamin, c'est quelqu'un d'hypersensible et de paranoïaque, comme moi. Il est aussi profondément révolté." Un aspect de sa personne qui colle mal avec son image plutôt proprette ? "Mon côté premier de la classe, je lui péterais bien la gueule", réplique-t-il, faussement énervé.
Pourtant, si Biolay a pu ainsi
exorciser, grâce à ses nouvelles chansons, une partie de son "enfance
neurasthénique" et du mortel ennui de son adolescence, c'est paradoxalement
parce qu'il baigne aujourd'hui dans la sérénité. Benjamin
est heureux, ça se voit, ses traits sont détendus et sa consommation
de tabac en nette diminution. "C'est vrai que je suis plus équilibré,
je me contrôle mieux, je pars moins facilement en vrille. Avant, j'avais
tendance à fréquenter des gens démolis, perdus. J'avais
sans doute besoin de comprendre qu'il n'y a pas seulement des rapports de séduction
entre les êtres humains, mais aussi de compassion." Sentiments qu'il
a, depuis sa rencontre avec Chiara Mastroianni, remplacé de toute évidence
par l'amour. La fille de Deneuve et de Mastroianni a même fait la plupart
des churs sur l'album et interprète avec lui, d'une jolie voix
fraîche, un duo inattendu, "Je ne t'ai pas aimé ".
"Chiara, je l'ai forcée à chanter. On était en studio
à Bruxelles, dans une ambiance familiale : au rez-de-chaussée,
il y avait Bashung, avec sa femme et son bébé, qui enregistrait.
Sur les enceintes, j'avais mis des bougies Diptyque parfumées au réséda
et au géranium pour me rappeler la campagne, et à la pomme verte
en souvenir d'Apple, le label des Beatles... Pour Rose Kennedy, j'avais
plutôt la photo limite porno d'une violoncelliste nue. Et ça s'est
fait naturellement. La pauvre, elle connaissait toutes les chansons par cur,
parce que, à la maison, je suis un vrai acharné, je répète
tout le temps. Elle ne voulait pas, elle se disait que les gens allaient se
moquer. Je lui ai répondu : qu'est-ce qu'on en a à foutre.. J'ai
adoré sa voix." C'est ce qui les rapproche tous les deux, ce métier
d'artiste ?, s'enquiert-on, indiscrète. Il répond simplement :
"Non, pas du tout. C'est l'amour." Ou le miracle du mariage ? Il poursuit,
d'une voix prudente : "C'est la personne que je devais rencontrer. Avant,
je n'avais jamais eu envie de me marier, j'étais sûr que je ne
le ferais jamais. Elle non plus. Et puis on s'est mutuellement demandé
en mariage. C'est un acte hyper légal, que tu ne peux pas accomplir à
la légère. Si on l'a fait, c'est qu'on s'aimait vraiment. Aujourd'hui,
je crois en l'amour. Avant, j'y croyais moins." Et au pouvoir de séduction
des actrices ? Il rit : "Si elle était secrétaire médicale,
ça ne changerait rien à ce que je ressens pour elle. Bien sûr,
elle est actrice. Je l'avais adorée en rousse dans "A vendre",
sans savoir que c'était elle. Je trouve fascinant qu'elle puisse se transformer
en quelqu'un d'autre, un peu inquiétant aussi, mais je commence à
m'y faire. Si ça se trouve, un jour, elle se paiera ma gueule d'une manière
redoutable, mais je dis ça, c'est pas vrai, c'est impossible. Quand j'écris
une chanson, moi, je me mets dans la peau du personnage, alors le faire avec
son corps, je trouve ça dément, impressionnant..." Quant
à être le gendre d'une légende, Catherine Deneuve ?"
C'est comme ça. Quand je l'ai rencontrée, j'étais impressionné,
mais pas parce que c'est une grande vedette du cinéma français.
J'espérais surtout qu'elle n'allait pas avoir une trop mauvaise opinion
de moi, qu'elle ne se dise pas que sa fille était entre de mauvaises
mains..."
Benjamin Biolay a toujours aimé faire chanter les autres, surtout les femmes. "Les autres voix me font beaucoup plus rêver que la mienne. Moi, je n'ai presque pas de voix, n'importe quel chanteur qui fait la manche dans le métro chante mieux ! Et puis, si je n'avais pas travaillé avec toutes ces filles, j'aurais une écriture moins féminine, je ne serais jamais allé chercher ça en moi. Je me disais que les gens allaient me prendre pour un travesti...". A ce jeune Gainsbourg, aucune ne résiste. Et recherche avec enthousiasme la Biolay's touch. "Il m'a aidée à renaître musicalement, moi qui avais arrêté ce métier depuis plusieurs années pour pouvoir m'occuper de mon compagnon malade, explique Valérie Lagrange. Il a une culture musicale énorme et, en studio, il ne cherche pas, tout va très vite, il sait exactement ce qu'il veut. La première fois, il m'a fait rire en me disant qu'il ne supportait pas les chanteurs qui se targuent d'être en communion totale avec leur public sur scène. Lui, c'est tout le contraire." Pour Françoise Hardy, qu'il n'a encore jamais fait chanter - "Le problème, dit-elle, c'est que j'écris moi-même mes textes" - même son de cloche : Benjamin Biolay est un grand. "Je trouve qu'il écrit génialement bien, je suis fan à 100% de tout ce qu'il fait. La première fois, on s'était rencontrés à un concert de Keren Ann, on s'est revus, on correspond beaucoup par e-mails, et coups de téléphone. C'est un être exquis, très sombre, très torturé, avec beaucoup de charme. J'étais très touchée qu'il insiste pour que je vienne à son mariage. Le seul reproche que je lui ferais, c'est son côté prolifique. Quand on en en fait trop, ça devient parfois dur de se renouveler."
Gros bosseur, grand inquiet, Benjamin Biolay n'arrête jamais. "Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi créatif, s'enthousiasme Laurent Manganas. Il écrit tous les jours des chansons et, quand on enregistre un album, il arrive souvent le matin avec quatre nouveaux morceaux qu'il a composés dans la nuit, parce qu'il avait peur que les premiers ne soient pas à la hauteur. C'est quelqu'un qui n'est jamais beaucoup sorti, qui préfère rester chez lui à travailler ou à regarder des DVD. Il ne dort pas beaucoup. Et le week-end, quand il s'ennuie, il me demande souvent de louer un studio pour enregistrer de nouvelles chansons. Pour Benjamin,créer, c'est vital."