Ne vous fiez ni au titre de son nouveau disque Négatif, ni à son allure de minet ténébreux. Dans la vraie vie, Benjamin Biolay reconnaît lui-même qu'il est "incroyablement verni".
" Même si j'ai fait quelques fois (de jolies choses) / Il y a sur tes bras (ces ecchymoses) / En souvenir de moi. " Ça se passe comme ça chez les Biolay. La chanson ne s'appelle pas "Bonsoir Chiara ", juste "Je ne t'ai pas aimé". Une cruelle mélodie, des plus douces et affinées, susurrée à deux, qui ferait passer la plus langoureuse des ballades de Carla Bruni pour du speed metal. La chanson phare de Négatif, deuxième véritable album de Benjamin Biolay, a tout du joli pied de nez. Car si "les Mariés de l'an 2002" se déchirent sur disque, dans la vie, ils sont on ne peut plus heureux. S'il existe la moindre ombre de violence conjugale chez ce couple-là, c'est dans le studio d'enregistrement, sous le regard de témoins bienveillants, qu'elle plane. " Chiara ne chante sur l'album que parce que je l'ai obligée ", s'amuse celui qui s'enorgueillit d'être le gendre de Catherine Deneuve depuis qu'il a convolé avec sa bien-aimée, la fille Mastroianni. " C'est vrai, je l'ai forcée. Pour moi, il s'agit d'un album de famille, réalisé avec mes proches, mes amis. Quoi de plus naturel que de souhaiter la présence vocale de celle qui partage ma vie ? Alors oui, je l'ai poussée et je la trouve formidable. " Touchant, non ? Est-ce parce qu'il est précédé d'une réputation de mauvais coucheur, de garçon arrogant, qu'on est surpris de découvrir un jeune homme charmant, attentionné, affichant même une certaine humilité ? Pourtant, il aurait de quoi se la jouer, ce grand dadais, avec son petit air de minet yéyé, de beau gosse boudeur, de comédien sixties sorti tout droit des "Cousins" ou des "Tricheurs". Il y a deux ans, cet artisan alors inconnu du faramineux et improbable come-back d'Henri Salvador (cosignant avec Keren Ann "Jardin d'hiver" et d'autres titres du disque de la résurrection) avait conquis son monde avec un premier album étonnament accompli, l'ambitieux Rose Kennedy, opus pop majeur traitant de la splendeur et de la décadence de la fascinante " famille royale " américaine. Biolay s'imposait de sa voix fluette comme nouveau champion d'une chanson littéraire, option cordes, violons et cuivres, en écho lointain et respectueux aux arrangements divins d'un certain orchestre du Sergeant Pepper. Il faut dire que ce natif de Villefranche-sur-Saône, passé par le conservatoire de Lyon, connaît aussi bien son solfège que son histoire musicale. " Ma passion, c'était le rock et la pop anglais. Mon but dans l'existence était d'être un Beatle, de réaliser un jour mon " Double Blanc ". Ce que je suis devenu est donc la résultante d'un échec. Il a bien fallu que je me rende à l'évidence : je j'étais pas anglais. Alors j'ai fini par accepter le français comme mode d'expression et recherché des repères. " Cette quête, on la connaît par coeur. De Souchon à Daho, de Katerine à VD, elle mène toujours aux mêmes deux icônes, Serge Gainsbourg et Françoise Hardy, les plus belles incarnations hexagonales de l'esprit " hip " du swinging London associé à un certain génie littéraire minimaliste hexagonal. Autant d'artistes, dont l'écriture ciselée de poètes faussement désabusés et le goût prononcé pour des musiques aussi simples que sophistiquées, apportent un discret mais insoupçonné relief à des voix pour le moins limitées.
En matière de voix limitée, Biolay tient même du phénomène. De la même manière qu'il s'évertue à " désapprendre " sa conséquente technique musicale (" Heureusement, ce n'est pas comme le vélo, ça peut s'oublier ") afin de retrouver quelque chose de l'approche instinctive de ses modèles anglais tant enviés, David Bowie, Bryan Ferry ou Paul Mc Cartney, il ne cherche surtout pas à développer son frêle organe vocal. " J'adore les voix puissantes de crooners mais ce n'est uune raison pour chercher à gonfler la mienne. Au contraire, j'ai envie d'exploiter à l'extrême sa minéralité, rester le plus proche possible de la chanson à l'état organique. " Un objectif atteint, assurément, sur Négatif, surprenant et sombre petit frère de Rose Kennedy. Si deux ans séparent ces deux oeuvres, ce n'est pourtant pas parce que Benjamin a chômé. Ne vous fiez pas à son allure de dandy flegmatique, Biolay est en réalité un homme pressé. A peine sa Victoire de la Musique raflée, l'auteur-compositeur-arrangeur bouillonnant a multiplié les expériences scéniques, sorti un disque live, puis un autre de remixes (" Pour ça, je n'ai rien eu à faire ", s'excuse-t-il presque), offert ses services de producteur aux uns, ses chansons aux autres - de Valérie Lagrange à Juliette Gréco (sa plus grande fierté à ce jour).
Puis, ce stakhanoviste de la pop s'est remis au travail pour lui. L'été dernier, en pleine félicité, le jeune marié s'est attelé à réaliser le projet qu'il s'était fixé de longs mois auparavant : composer un album au propos des plus sombres, une symphonie noire et déprimée. Et tant pis si " l'humeur n'était plus du tout à la morosité, le défi n'en était que plus excitant à relever ". Tout ça parce qu'à l'issue de l'enregistrement de RK, il s'était retrouvé avec un titre solitaire qui lui était cher sur les bras, intitulé "Négatif". Pas question de l'abandonner à son triste sort. Biolay s'est juré de bâtir un disque autour, le récit d'un road movie désenchanté qui verrait une pauvre fille en cavale croiser un peu l'amour et beaucoup la mort, sous les traits de tueurs en série ou de star-académiciens désespérés. " Mort ou vif / Je reste négatif / Puisque tout fout le camp. " Faut-il littéralement baigner dans le bonheur pour livrer avec ne telle légèreté autant d'horreurs ? " J'adore charrier les pires atrocités sous une apparente douceur ", reconnaît le chanteur. En effet. Rarement, depuis le monumental " Berlin " de Lou Reed, aura-t-on entendu des textes aussi durs, emballés avec autant de grâce et de finesse. Encore faut-il être prêt à tendre l'oreille pour se laisser captiver.
Benjamin Biolay se croyait certainement un peu seul au monde. Mais la réalité l'a rattrapé le jour où son mariage s'est retrouvé étalé dans la presse people. " Ce fut une expérience assez violente, traumatisante, confie-t-il. Ça nous est vraiment tombé dessus parce que Chiara n'est pas du tout dans le trip m'as-tu-vu. Quand on a voulu se marier, c'était comme le plus ordinaire des couples. On est allés à la mairie, on a acheté nos bagues, nos beaux habits et, vlan !, subitement, on s'est retrouvés propulsés dans les journaux. La photo de mariage de mes parents, elle est dans leur salon, moi seul la connais. La mienne, la nôtre, tout le monde l'a vue. C'est déroutant. Mais bon, dans l'ensemble, on nous laisse tranquilles, parce qu'on ne sollicite rien et qu'on est assez normaux. Au fond, je suis incroyablement verni. "
Biolay, c'est sûr, a de
quoi être satisfait. N'a-t-il pas malgré tout approché de
près son impossible rêve ? N- a été mixé à
Londres, dans les studios d'Abbey Road, où les Beatles ont gravé
tant de leurs chefs-d'oeuvre. Là, entre deux prises, il questionnait
un vieil employé, présent à la grande époque, et
frissonnait régulièrement à l'idée qu'il s'asseyait
dans le fauteuil où John Lennon avait écrit "A Day in a Life".
Un peu fétichiste, le Biolay. Pense-t-il parfois qu'il est né
trente ans trop tard ? " Non, je ne suis pas passéiste. Mais je
n'aime pas que les choses disparaissent, qu'on les oublie. Sinon, j'aime vraiment
ma vie. Aujourd'hui. "